Un coin de Pologne

03:44, on démarre. Presque comme prévu. Presque. Parce que Jean-Louis n'a pas ses plaques d'immatriculation -et que les flics n'ont pas manqué l'accrochage, 583m plus loin. Après ce ne sont que des détails: le chauffeur qui claque quelques paupières pour un super-G entre les lignes blanches ; même pas un café et on est prêt à rater la sortie d'autoroute. Pas grave, un demi-tour improbable sous un pont et on décolle.

On sait très vite pas trop à quoi on sert. Mamma Tania materne plutôt bien. Alors on fait comme si. Et des photos. Dans l'urgence du groupe à suivre. Mais j'aime bien.

La Pologne, je m'étais dis qu'elle était certainement restée bloquée, au mieux, dans une phase terminale de gangrène communiste vue aux faux journaux télévisés de Good bye Lenin!, qu'on ferait la queue dans les (super)marchés pour un éclat d'os, et que les commandes de Trabant n'étaient pas encore toutes honorées. Un pays qui couine comme un jouet. Y a un peu de ça. Mais pas que.

Parce qu'on avale des marmites pour une poignée de złotys.

On se réjouit des paysages fracassés entre l'aéroport et le centre-ville. La construction d'une fausse mémoire bombardée de clichés remontant à la Deuxième Guerre mondiale. Le taxi est un gros Mercedes Viano rutilant. Noir, vitres teintées. Comme si on était important. Merde, c'est pas parti comme prévu. Du coup, pas de photo.

Heureusement, la cour de l'hôtel est terriblement rassurante: les décennies ne se sont pas toutes enfuies.

Auschwitz. Pour la deuxième fois. Si le décor est le même, la représentation diffère: soleil plein, cette fois, et une concentration déroutante de spectateurs groupusculés par audio-guides. Un autre monde, décalé. Là où on a pu sentir trembler le sol (ou du moins le genou) craquelé d'un vendredi de novembre givré, on a aujourd'hui l'impression d'être étouffé dans la bulle d'un programme très sérieux sur Arte. Déconnexion intrigante, et tout sauf inintéressante: ça donne à réfléchir, un fois de plus. Grosse lumière, on enfile un Delta 100 et on sous-expose. Faut traduire les émotions, même si on ne sait pas les nommer -c'est peut-être pour ça qu'on fait des photos. Sombres, griffantes, déséquilibrées.

L'usine Schindler: celui qui rêve d'entrapercevoir un dernier tour d'alésage qui cogne à grands cris des couvercles de casseroles sera frustré. Elle n'est qu'un musée à la gloire duquel on a fait les fonds de tiroir pour élaborer des chambres à expositions flamboyantes -et prouver qu'on sait se donner bonne conscience. Un peu comme la Hongrie et son Musée de la Terreur. Mais l'horreur n'est pas toujours tapie là où l'on croit. La vitrine ne dit pas tout de l'arrière-boutique.

Bref, Jean-Paul II n'est pas près d'être mort et encore moins enterré. Seuls les Allemands n'aimaient pas les Juifs. N'aimaient. C'est simple, rassurant. Et ça conforte. Dans l'idée d'une sorte d'Histoire au ralenti, tellement qu'on pourrait presque croire qu'elle a cessé de tourner. Et nous qui ne savons déjà pas lire entre les livres.. alors on fout le camp devant le présent.

Bientôt quarante ans. Le temps qui passe. La mort qui s'éloigne de moins en moins. Et cette ribambelle de jeunes bourrés de sève. D'humanité et d'humour. Ça me rappelle mon voyage d'études à Prague, dans les années 90. Je crois que j'étais quand même un peu plus con. Qu'eux.