Des gens -ou moi- un peu égarés dans un quotidien obscur. Voilà ce qui m'intéresse. Obscur parce que les noirs profonds creusent la part d'ombre où peut s'engouffrer la puissance de l'imagination. Ou de la vérité. Obscur aussi, parce que je me méfie de ce qui est trop net. Trop évident. Je préfère le grain, le flou qui brisent les apparences aseptisées et chatouillent confusément les sens. Pour aller voir derrière. Entrebâiller la porte de la fiction.
Je pense que j'ai commencé à photographier tout gamin. En dessinant. Comme un fou. Une tentative inconsciente de capturer le monde qui m'entourait. De lui donner une forme, du sens. Et d'aiguiser mon regard.
Mon premier vrai choc photographique: Henri Cartier-Bresson. Des histoires multiples, partout, toujours. Une force évocatrice propulsée par la perfection formelle.
Du coup, mon premier appareil-photo a été un Leica. Un M2 de 1959, acheté d'occasion. En même temps qu'une optique Elmarit-M de 28mm par Leitz-Wetzlar. Premières manipulations, hasardeuses: je ne connaissais strictement rien au mécanisme photographique. Que ce soit les vitesses, les ouvertures, ou même le chargement d'une pellicule. Autant dire que le principe du télémètre m'était totalement étranger. Sans parler de l'exposition: un M2 n'a pas de cellule. Bref, des conditions de départ plutôt décourageantes..
Et pourtant. Équipé d'un calepin et un crayon, j'ai grillé des pellicules en essayant toutes les ouvertures et vitesses. Et tout noté. J'ai compris que telle lumière demandait tel couple vitesse-ouverture. Venise et Naples, je les ai cliquées au feeling. Avec plus ou moins de succès.
Mais le Leica ne m'a pas transformé en Cartier-Bresson. Ça se saurait. Et heureusement. Pourtant, cet outil me convient: l'imprécision du télémètre, l'approximation du cadre, les forts contrastes troubles. Je ne cherche pas à réaliser une photo juste, mais juste une photo, pour reprendre les mots de Godard. Juste une photo qui essaie néanmoins de capturer une certaine justesse, une forme de vérité -celle que je ressens au moment d'appuyer sur le déclencheur. Un bout de réalité -la fiction que j'imagine volontiers se déployer autour d'une passante, d'un mur décrépit.
Pour que cette réalité-là puisse devenir palpable, il faut parfois aller la chercher. Et c'est là que le Leica brandit ses limites. On ne photographie plus les gens comme on pouvait le faire au XXe siècle. La méfiance est de mise, d'autant plus exacerbée face à un boîtier qui fait clac en pleine figure. C'est là que ce truc improbable qui, au départ, ne sert qu'à appeler les gens, me permet d'aller les chercher, ces gens: le téléphone portable. Petit, silencieux, ultra-discret, et tellement commun. Une douce usurpation de l'intime. Pour me glisser dans cet espace ténu où les émotions sont brutes. Mais depuis que l’iPhone 4S a été assassiné par son géniteur, j’ai dû arrêter, snif.
Et pour regarder sous la robe des choses, comme Francis Ponge me l'a appris: "Une fois, si les objets perdent pour vous leur goût, observez alors, de parti pris, les insidieuses modifications apportées à leur surface par les sensationnels événements de la lumière et du vent selon la fuite des nuages, selon que tel ou tel groupe des ampoules du jour s'éteint ou s'allume, ces continuels frémissements de nappes, ces vibrations, ces buées, ces haleines, ces jeux de souffles, de pets légers." (Pièces, 1961)
C'est un parti que je prends volontiers.