Par la fenêtre

Le regard lancé par le viseur. Qui demande à un peu de lumière de se faufiler par l'ouverture de l'objectif pour venir s'écraser contre un rectangle de pellicule.. Ça en traverse des fenêtres! La fenêtre, une lucarne sur le monde, qui suggère de nouveaux horizons et d'autres perspectives.

Mais regarder par la fenêtre, c'est aussi très voyeur. Surtout au sens premier: "Personne qui aime regarder, observer les choses, les gens". Ça me va bien.

Par exemple, dans une venelle noyée sous une lourde averse lorsque je tombe sur une spécialité bernoise inédite: le Berner Fonduetram. Fallait l'inventer. Une vieille rame retapée et aménagée en carnotzet, larguée au milieu d'une voie nocturne désaffectée. Gros noir, puissante lumière, des vitres qui chialent une épaisse buée sur quelques silhouettes travesties : un cadrage à la Robert Frank pour les Bernois.

Ou alors quand je me prends une heure pour tourner dans un quartier qui n'est pas loin d'être l'un des plus moches d'Hambourg. Moi je les adore ces coins-là: y a toujours un truc déglingué qui fera peut-être une belle photo. La misère humaine, du grand reportage quoi! Alors je tourne, le ciel est beau noir, un petit coup de tonnerre -de quoi dramatiser encore un peu plus l'ambiance. Et c'est là que les nuages décident de crever. Tous en même temps! Opération Gomorrhe, version bombes à eau. Premier abri anti-apocalypse: une cabine de chez Deutsche Telekom, la rose. Vingt minutes, et c'est toujours le déluge. Alors je me mets à penser à l'histoire que j'avais lue un jour, celle de ce détraqué sadique qui en avait marre de vendre des uniformes nazis pour finalement se décider à installer une cabine téléphonique (mais la jaune!) dans son salon. Son trip: torturer une femme. À Hambourg! Peut-être même dans l'immeuble juste en face! Le cinglé kidnappe la première poverina venue en prévision de l'entailler aux scalpels, de la transformer en passoire avec des aiguilles et un arsenal obstétrique, avant de la faire exploser. Et après l'avoir mise en cloque. Mais le con n'avait pas pensé à verrouiller la porte de la cage, alors la nana a sauté sur l'occasion, et surtout par la fenêtre, à travers un filet de barbelés tendus entre les rails des stores. Deux heures, elle a passé dans une cabine, elle. Sans avoir pu téléphoner au bon Dieu pour lui dire que la plaisanterie avait assez duré. Alors vingt minutes.. Bon, je fais quoi, une photo?

La banlieue de Milan. Depuis le train. C'est pas beau. L'industrialisation italienne qui n'en finit pas de recommencer à se construire. Le temps d'un clic en noir et blanc, et Rocco e i suoi fratelli claque à l'esprit comme un coup de poing: Alain Delon, superbe de sève et de jeunesse, et Annie Girardot, déchirante et déchirée, déjà. Sans parler de Claudia Cardinale -ah, Claudia Cardinale.. Et soudain, c'est beau.

Parfois c'est sur l'autoroute, entre chien et loup. lorsque le ciel se met à pisser comme un soûlon qui a avalé sa première bière à l'aube. J'arrête les essuie-glace et dégaine le Leica. Non, c'est pas malin.

Et encore, y a des trucs comme ça. Cons, mais qui me font rire. Des mecs qui vendent des machines à laver, et lorsqu'il faut se débarrasser du surplus, ils dégainent leurs vieux autocollants "SALE", récupérés on ne sait où. Pour faire comme tout le monde. Et voilà. Je me demandent s'ils ont pensé au résultat. En fait, je crois que je veux même pas savoir.

Mais le hasard peut également me pousser dans la populaire zone portuaire de Palerme. Des échoppes briquées de brac, des ateliers qui ne réparent plus tant, des bars à café sombres. Et des vieux. Toujours bridés à leur chaise déglinguée, qui observent. Des gueules, des regards à capturer. Là, celui-là, il est beau. Malgré l’inexistence de la possibilité que papi bondisse pour m'empoigner le bec et exiger son pizzo, on est quand même à Palerme! Qui me dit qu'il n'est pas l'oncle de cette belva de Totò Riina, que ses acolytes ne sont pas planqués sous les portes cochères qui tranchent la rue. À baver en se réjouissant de m'embrocher sur un large grill avant de dissoudre mes restes dans l'acide. Alors pas de risques inutiles: boitier à bout de bras, 1/125e, distance focale à l'infini, diaphragme à16. Et en prime, un autoportrait dans la vitre.

 

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Photographies argentiques au Leica M6, M2 et quelques 6x6 au Rolleicord Va (scanns de négatifs).